Les Grenoblois célèbres : Brun, un siècle de biscuits

Les Grenoblois célèbres : Brun, un siècle de biscuits

Fondé à la fin du XIXe siècle à Saint-Martin-d'Hères, Brun va devenir en 50 ans le plus gros fabricant de biscuits européen. A l'origine de cette réussite, une famille d'agriculteurs qui va se lancer dans la fabrication de farine, puis de biscuits.

L'entreprise des biscuits Brun est créée en 1914 par Gaëtan Brun. Mais l'origine de cette famille remonte à 1750. Les Brun étaient cultivateurs de père en fil, et exploitaient une propriété d'une trentaine d'hectares à Varces. Progressivement, la famille s'est enrichie grâce à cette belle surface agricole. Mais aussi avec des mariages avantageux comme celui de Pierre Joseph Brun en 184° avec la fille d'un riche propriétaire de Claix.

En 1856, Pierre Joseph Brun décide de produire de la farine avec le blé qu'il cultive. Le pain constitue alors l'essentiel de la nourriture des Français. Il devient ainsi marchand de farines, de grains et de fourrage à Grenoble.

Doté d'idées et d'intuition, il achète un moulin à la Capuche près d'Echirolles en 1860. Et quelques années plus tard, avec ses deux fils, il fonde une première entreprise de négoce qui se diversifie rapidement : location de machines, transport et même travaux publics.

L'aventure de la biscuiterie est lancée par son fils aîné Jean et son arrière-petit-fils Gaëtan, qui font construire une fabrique en 1883. Comme Grenoble est une ville de garnison nécessitant du ravitaillement, ils se spécialisent dans le pain de guerre qu'on appelait également biscuit du soldat. C'était un gâteau rectangulaire, épais, bourré de farine et de matières grasses végétales, très nourrissant et idéal pour les soldats dans les tranchées.

Les affaires marchent très bien, et Gaëtan Brun regroupe les différentes entreprises familiales en 1914. Installée à Saint-Martin-d'Hères, la nouvelle société unique se repose sur une véritable usine à biscuits. Car jusqu'à présent, la fabrication de ces derniers était encore artisanale.

Pendant la Première Guerre mondiale, alors que de nombreuses industries tournent au ralenti du fait du manque d'ouvriers et de demandes, la biscuiterie Brun tourne à plein régime et gagne beaucoup d'argent. Car elle fournit l'armée en biscuits, et il y a alors 8 millions d'hommes sous les drapeaux !

Créateur dans l'âme, Gaëtan Brun réagit immédiatement à la fin de la guerre, anticipant la chute du marché du biscuit. Il réorganise son entreprise dès 1918 en embauchant des pâtissiers, en agrandissant et modernisant le site pour se lancer dans la fabrication de biscuits de qualité.

En 1923, Brun emploie près de 1500 salariés, produit 40 tonnes de biscuits par jour et figure parmi les entreprises les plus importantes de la région.

Gaëtan Brun a toutefois un énorme défaut : c'est un piètre gestionnaire. Et quand il meurt à seulement 50 ans en 1923, l'entreprise passe aux mains de Claire Darré-Touche. Veuve richissime, dont le père était armateur et avait des semouleries à Marseille, elle avait investi beaucoup d'argent dans la biscuiterie Brun pour aider son ami qui perdait le contrôle de sa propre entreprise.

Claire Darré-Touche se révèle être une extraordinaire chef d'entreprise, très dure avec le personnel mais dotée d'idées brillantes.

C'est elle qui invente le fameux "Thé Brun", rapidement devenu le biscuit fétiche de l'entreprise. L'idée lui vient des immigrés russes qui fuient la révolution et qui rapportent ce biscuit dans leurs valises. Claire Darré-Touche se rend compte immédiatement de son potentiel et lance sa commercialisation. C'est aussi elle qui lance le Petit Extra.

Dotée d'un grand sens de la publicité, elle impose le chevron bleu et jaune pour la marque Brun. Et lors de l'exposition universelle de 1925 à Paris, elle fait construire une biscuiterie miniature qui produit des biscuits Brun sous les yeux émerveillés du public. La capitale tombe sous le charme de cette marque iséroise, les ventes explosent.

La collaboration puis le pouvoir aux ouvriers

Mais la Seconde Guerre mondiale vient jeter l'opprobre sur la biscuiterie. Car Claire Darré-Touche est très amie avec la femme du maréchal Pétain, et elle va tomber dans la collaboration active. Annie Pétain vient même plusieurs fois à Grenoble pour visiter l'entreprise.

Brun devient ainsi la cible de la Résistance. En 1944, un commando tente de pénétrer dans l'usine pour dérober de la nourriture afin de ravitailler les maquis. Mais il tombe nez-à-nez avec des gardes armés qui abattent un jeune résistant. Un drame qui fit définitivement classer Claire Darré-Touche du côté des collabos.

La guerre ne profite pas à Brun, car l'approvisionnement en farine est de plus en plus difficile. Et l'entreprise s'en sort en fournissant des biscuits aux prisonniers de guerre français, même s'ils sont en réalité détournés pour approvisionner les soldats allemands.

Juste avant la Libération, Claire Darré-Touche reçoit un petit cercueil. Une menace claire, qui la pousse à quitter la France pour rejoindre la Suisse et Genève. L'entreprise Brun est immédiatement réquisitionnée et mise sous séquestre, une mesure assez exceptionnelle dans la région et qui ne touchera que quelques grands noms comme Berliet à Lyon.

Comme pour l'usine de voitures et de camions de l'agglomération lyonnaise, ce sont les ouvriers qui prennent le pouvoir chez Brun. Le contexte politique de l'époque est favorable à certaines incursions des communistes, qui épurent à tour de bras les patrons et salariés soupçonnés d'avoir collaborer. Au sein de la biscuiterie, le ménage est fait parmi les cadres proches de Claire Darré-Touche.

Si la demande reste forte et que l'activité est prospère, l'entreprise iséroise connaît rapidement des problèmes de gestion. La faute aux décisions prises par les communistes qui gèrent Brun et qui accordent des augmentations de salaires trop importantes, tout en diminuant les horaires de travail, et en instaurant des camps de vacances, des clubs sportifs, une bibliothèque ou une nurserie. Des avancées sociales qui ne sont pas adaptées aux chiffres d'affaires de Brun.

Du coup, la préfecture décide de rendre l'entreprise à Claire Darré-Touche. Depuis Genève, elle avait engagé une action judiciaire pour que lui soit restituée Brun, estimant qu'il n'existait aucune preuve de sa collaboration. La justice le reconnaît d'ailleurs en 1947, permettant son retour aux affaires.

Même si elle ne touche pas aux nouvelles mesures sociales, les salariés lui sont clairement hostiles. Elle décide donc de déléguer la direction à des hommes de confiance, s'installe à Paris dans un superbe appartement et vend finalement Brun en 1950.

Remariée à Henri Carré, un pianiste de talent et ancien élève de Pasteur, sa vision du monde change. L'argent de la vente de Brun est même reversé à l'Institut Pasteur pour construire un centre de recherche sur les virus.

C'est un ancien ministre de la IIIe République, Pierre Forgeot, qui rachète Brun. Déjà propriétaire de Bozon-Verduraz, une entreprise savoyarde spécialisée dans la fabrication de pâtes, il diversifie l'offre de Brun et lance de nouveaux produits : des gaufrettes, tartelettes, madeleines…

A l'époque, les biscuits sont fabriqués dans un gigantesque pétrin qui brasse la farine avec les oeufs, la matière grasse… Jamais de beurre car il rancit ! A la place, on utilise du copra, une graisse fabriquée à partir de la noix de coco. La pâte ainsi obtenue passe dans un laminoir, qui permet de confectionner un ruban de quelques centimètres d'épaisseur qui est découpé en morceau par un couteau automatique, avant d'être cuit au four. Puis les gâteaux sont empaquetés manuellement. En 1953, plus de 1000 salariés travaillent sur cette gigantesque chaîne à Saint-Martin-d'Hères.

Dans les années 60, Brun produit 100 tonnes de biscuits par jour, soit un million de biscuits. Ce qui en fait la première biscuiterie d'Europe.

Le démantèlement progressif de Brun

L'année 1968 est l'une des plus importantes de l'histoire de Brun. Il y a évidemment la grève en mai, avec des salariés qui bloquent l'entrée de l'usine pendant trois semaines pour obtenir des avancées sociales.

Puis il y a les Jeux Olympiques de Grenoble pour lesquels Brun est sponsor officiel. Un coup de pub énorme, surtout que la télévision arrive dans de nombreux foyers.

Et enfin, Pierre Forgeot décide de s'associer à Patrick Lefèvre-Utile, des biscuits LU de Nantes. A eux deux, ils rachètent des parts dans plusieurs autres petites entreprises comme Les Trois Chatons à Charleville, Saint-Sauveur à Lorient ou les Biscottes Magdelaine à Grandville.

Ce nouvel ensemble comporte alors six unités de production et réalise un chiffre d'affaires de 220 millions de francs, avec près de 2500 salariés.

Une première fois, la fermeture de Saint-Martin-d'Hères pour délocaliser la production à Reims est évoquée au début des années 70. Mais le Premier ministre Jacques Chaban-Delmas se range derrière les salariés de Brun. Et son ministre de l'Agriculture, un certain Jacques Chirac, apporte aussi son soutien à ces derniers. Ce qui oblige la direction de Brun d'abandonner temporairement ses projets.

Le groupe fonctionne bien et fait l'objet de convoitises. Les Anglais multiplient notamment les tentatives d'OPA. Et c'est finalement un Français, Claude-Noël Martin, patron de l'Alsacienne, qui devient l'actionnaire majoritaire. Il fonde une nouvelle société en 1977 : Céraliment. Et son groupe, rebaptisé Générale Biscuit, devient le leader continental.

La contrepartie est cependant terrible pour Grenoble, puisque Claude-Noël Martin lance un plan de restructuration qui coûte 500 emplois au groupe, et qui doit entraîner la fermeture du site isérois.

Mais avant que le plan ne soit exécuté, Brun est racheté in extremis en 1986 par le premier groupe alimentaire français : BSN et son patron Antoine Riboud. Le Lyonnais, qui transformera son entreprise en Danone, exécute toutefois le plan imaginé par Martin et ferme l'usine grenobloise le 31 décembre 1989, pour délocaliser la production près de Nantes. Parmi les 350 salariés restants, beaucoup sont reclassés ou profitent d'un départ à la retraite anticipée. Sept mois de salaire sont accordés à ceux qui partent sans demander leur reste.

Il ne reste plus grand chose aujourd'hui de Brun, si ce n'est le Petit Extra toujours commercialisé. Le biscuit Thé est lui passé sous le pavillon de LU. Le site de Saint-Martin-d'Hères a été en partie rasé et racheté par la mairie qui y a fait construire des logements. Reste le souvenir d'une entreprise qui a employé énormément de Grenoblois durant le XXe siècle, et qui a porté haut les couleurs d'un savoir-faire local.